Monsieur le directeur,
Monsieur le président du directoire,
Mesdames, Messieurs les actionnaires
Je vais mourir. Il vous sera aisé d'expliquer mon geste. Crise financière, plan social, un salarié se tire une balle dans la tête. Si l'explication ne cadre pas avec la communication d'entreprise, le médecin du travail me diagnostiquera sûrement une dépression posthume, des problèmes familiaux ou une maladie incurable. Affaire pliée, conscience lavée.
Je n'irai pas m'éclater la cervelle dans votre bureau monsieur le directeur. Vous éviterez les éclaboussures et le scandale. Non pas que je tienne particulièrement à vous éviter la vue du sang. Mais je préfère épargner à l'intérimaire qui vide votre corbeille chaque soir et sur laquelle vous ne levez qu'un regard méprisant d'avoir à éponger le sang de votre forfait. Vous êtes incapable de nettoyer votre merde. Irresponsable et pas coupable.
Malgré tout je ne suis pas une victime de la crise. Ce n'est pas le plan social, le chômage et la misère que je fuis. Je ne fais pas de mon geste un acte politique qui dénoncerait les conséquences de votre cynisme et de votre incompétence. Ma mort est l'aboutissement inéluctable du processus capitaliste. Je suis déjà mort à l'intérieur. Je suis mort épuisé par des années de lutte pour survivre dans votre zoo où règne la méfiance, la compétition et l'arbitraire. Vous avez fait de nous des bêtes.
Il m'est difficile de situer la date de ma mort. Sans doute est-elle due à une succession de blessures. Je me rappelle avoir acheté des actions. Je me souviens d'avoir parlé du poids de l'assistanat, de la nécessité de dégraisser la fonction publique. Je me rappelle avoir été pris en otage par des grévistes. Je me souviens du journal de TF1 et de la une de L'Express. Je me rappelle avoir payé trop d'impôts. Je me rappelle qu'il y avait trop d'étrangers.
Et je sais que j'ai voté Sarkozy. J'étais sans doute déjà mort.
C'est la semaine dernière dans le métro que j'ai croisé mon cadavre. Perdu dans mes pensées. Le plan Paulson est une bonne nouvelle. 700 milliards ça va fluidifier les échanges interbancaires. Il faut un plan européen de même ampleur. Il faut sauver le système. C'est à ce moment là que j'ai croisé le regard de cette femme qui faisait la manche. Sauver le système. J'ai su que j'étais mort.
"Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer : cela n'a été ni aisé ni rapide. Mais vous y êtes arrivés(..). Nous voici dociles devant vous, vous n'avez plus rien à craindre de nous : ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge."(1)
Vous avez fait de nous des bêtes. Incapables de réflexion, incapables de révolte. Mais ne dormez pas tranquilles pour autant, car il y a aura toujours des êtres exceptionnels pour résister. Toujours.
"C'est justement, parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes; puisque même ici il est possible de survivre, nous devons vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner: et pour vivre il est important de sauver au moins l'ossature, la charpente, la forme de la civilisation. Nous sommes des esclaves, certes, privés de tout droit, en butte à toutes les humiliations, voués à une mort presque certaine, mais il nous reste encore une ressource et nous devons la défendre avec acharnement parce que c'est la dernière: refuser notre consentement"(1)
(1) Primo Levi, Si c'est un homme
mercredi 8 octobre 2008
Refuser notre consentement
Publié par Monsieur Bernard à 00:20:00
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14 commentaires:
Excellent !
"Excellent !"
Rien de plus à ajouter si ce n'est que le directeur ne mérite pas qu'on épargne sont bureau.
Clap, clap, clap.
Au lieu de mourir, il est possible de revivre : on casse le tiroir privé du dirlo où il planque ses cigares avec lesquels il fête les charettes de licenciement, on chie abondamment dedans et on referme soigneusement.
Ensuite, on part rejoindre les nouveaux bobolchéviques et on commence à imaginer un nouveau monde, ici et maintenant, qui peut tout de suite pousser sur les décombres du leur.
Et croyez-moi si vous le voulez, après des semaines de réflexions et de lecture, je commence à avoir des idées :-D
le texte est terrible.
j'abonde dans le sens du monolecte!
les contrer, avec humour, avec délectation, avec joie...
être ingérables, malpolis, grossiers, insolents
ne pas baisser la tête mais les regarder en rigolant!
agnès, tu nous fais un texte avec tes idées, ou plutôt une collecte, une boîte à idée?
Ça vient... comme mon cerveau malade fonctionne essentiellement par associations d'idées, quand le problème est complexe, faut le nourrir avec beaucoup de brouhaha pour que les liaisons se fassent.
Ne pas tenter de penser le monde : absorber le bruit de fond, aller se coucher et laisser le subconscient faire le boulot à notre place! :-)
Le boulot final, c'est de construire la pensée, la mettre en ordre et en perspective... ça c'est crevant :-D
Jean-Pierre Martin est de toute manière une excellente nourriture de cerveau!
Après, il n'y a jamais une seule voie, pas d'homme providentiel, mais un joyeux bordel où tout commence par de l'improvisation avant que les pratiques convergent et trouvent leur cohérence dans l'interraction quotidienne.
Nous sommes dans la phase de bordel : si nous dépassons le sentiment de peur que l'on tente de nous imposer et qui oblitère la pensée, le bordel peut être joyeux et fécond.
Donc, commencer par fuir/ignorer la peur.
Vive le bordel!
Formidable texte. Quand publiez-vous un recueil de vos chroniques?
Clap, Clap, Clap, Clap !!!
Refuser notre consentement. S'il n'y avait qu'une phrase à dire, ce serait celle-là. A chaque instant, réfléchir: qu'est-ce qu'ils essaient de nous faire penser, dire, faire? Et refuser de le penser, de le dire, de le faire.
C'est rigolo, au journal de ce matin, ils essayaient de nous rassurer d'une main et de nous faire peur de l'autre. C'est paradoxal mais parfaitement cohérent, ils veulent nous convaincre de remettre notre sort entre leurs mains.
Refuser d'avoir peur. Et refuser de leur faire confiance. Chercher un autre chemin que celui où leurs chiens essaient de nous rabattre.
Cultive ton jardin
Cette machine affolée va surtout produire des "pauvres", dans ce cas le paralèlle avec les lagers est pertinent car ce système va devoir s'en occuper.
Je partage l'avis de Monolecte bien qu'il faille énoncer cette peur pour pouvoir la combattre et je ne suis pas sûr que tout le monde ait les mêmes.
Et puis le bordel s'il peut être joyeux, peut aussi être fait de merde et de sang, une occasion de vérifier l'anomie.
Oui : rassurer d'un côté, effrayer de l'autre, comme le chien qui rassemble le troupeau.
L'idée de soigneusement se poser la question "que veut-on que je pense ?" est la clef de voûte de l'esprit critique.
Même sans grande culture, en remontant le courant de la pensée docile, on retrouve où sont les bases de leur pouvoir, et en quoi il est si important si décisif de conserver la main mise sur le deal de l'info, quand le couvercle lâche les relents du scandale. (le piège étant de croire à la necessité d'un choix binaire entre la parano, et la peur d'être fou)
Monolecte, Celeste... nous sommes je crois, assez nombreux à penser dans le même sens.
Ce serait prendre le problème à l'envers que croire qu'une élection permettrait, ensuite, de changer les choses : fatale procrastination ! la dite élection ne pourrait être organisée que par le système moribond qui cherche à se perenniser. Mais le bordel (oui, pas garanti, loin s'en faut, qu'il soit partout joyeux) en changeant complètement le bruit de fond, mettra d'autres paroles en avant. Les idées valables vont émerger, car elles vont changer de réputation, et d'utopiques et méprisées qu'elles étaient, se montrent de plus en plus fécondes ...
JPM, re-chapeau ! (et merci pour ce rappel de Primo Lévi) :-)
Tiens, y a des zhumains qui vivent, ici. Qui pensent. Qui font, même, dans la mesure de leurs possibilités.
Arrrglglll, c'est bon de savoir ça :-)
si la crise s'aggrave, est-ce que ma carte vélib peut se bloquer?
j'ai peur...
Mourir, tout simplement ?
Sans même avoir foutu le feu à la boîte ? Sans même avoir balancé la compta de la boîte sur internet ? Sans même avoir balancé les e-mails de la direction aux pires spammeurs de la planète.
Sartre disait que les victimes sont haïssables dès lors qu'elles respectent leurs bourreaux. Intellectualiser n'excuse pas la reddition.
T'es cité chez socio 13
http://socio13.wordpress.com/2008/10/08/refuser-notre-consentement/
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