vendredi 18 janvier 2008

Histoires de placards



Le Supérieur soupira. Il venait de recevoir une lettre d'un Inférieur lui rappelant son propre rôle, et c'était humiliant. Non pas que l'humiliation fut proscrite dans l'entreprise, mais ça ne devait pas fonctionner dans ce sens-là. Son devoir était de convoquer l'Inférieur et de le réprimander, à l'occasion d'un bilan sur le travail fourni. Une formalité.

- Je suis exaspéré.

L'Inférieur, compréhensif :
- C'est mauvais pour la santé.
- Tu pourrais en faire plus.
- On peut toujours en faire plus.
- Oui, mais tu pourrais en faire un peu plus.
- Tu me demanderas toujours d'en faire plus. Là, je suis à mon rythme.
- C'est inadmissible.
- En quelque sorte. Mais je pourrais aussi en faire moins.
- Tu n'es pas solidaire des autres membres de l'équipe. Quand ils te voient, ils doivent se dire : "celui-là, il ne fout rien".
- Je peux leur expliquer, on s'entend bien. Je pourrais essayer de leur faire percevoir la vacuité de leur existence, si tu y tiens.
- On dirait vraiment que tu viens ici uniquement pour venir chercher de l'argent.
- On n'est pas dans une banque ?

Quelques secondes s'égrènèrent très lentement. La discussion avait mal démarré. L'Inférieur était soucieux de ménager la santé du Supérieur, car pas certain d'avoir un adversaire aussi compréhensif la prochaine fois, en remplacement de celui-ci. Il reprend calmement :

- Ecoute, tu viens de me dire que je faisais mon travail. C'est déjà pas mal, non ?
- Oui, mais si je veux je pourrais exiger de te mettre des délais très serrés.
- Pour quoi faire ?
- Pour te pousser à me montrer que tu es motivé, que tu t'intéresses à ton travail.
- Pour quoi faire ?
- Eh bien... pour que tu puisses prétendre...

L'Inférieur attendait ce moment, mais pas si tôt dans la discussion. Le Supérieur n'avait visiblement que très peu d'arguments à sa disposition.

- Tu veux me parler d'avancement ?
- Ce n'est pas parce que tu travailles à mi-temps que tu ne peux pas prétendre à quelquechose.

L'Inférieur se dit à lui-même : "Et il y a aussi des poissons volants, mais ça ne constitue pas la majorité de l'espèce." Il était bon, Gabin en Jean Jaurès. Quelle jouissance ça doit être de balancer une réplique pareille à l'Assemblée Nationale. Alors que là, dans ce placard à balais aménagé en bureau, devant ce petit être rabougri, ça n'avait aucune portée.

Il reprit :
- Je ne prétends à rien. Je ne te demande rien non plus, tu peux déjà t'estimer content que je fasse mon travail.
Il ne voulait pas prononcer le mot "heureux". Ce mot n'avait rien à faire ici.

- Tu pourrais quand même faire un effort pour arriver avant 10h15.
- J'essaie, parfois. Arriver tout court est déjà le résultat d'un effort. Et je ne suis pas le dernier à arriver.
- Qui ?
- Je ne suis pas une balance.
- Tu parles de M. ? Il a des horaires décalés, il part tard.
- Non, je ne pensais pas à lui.
- Alors, à qui ?
- ...(bâillement)... Oh, à personne en particulier.
- Là, ça tourne en rond.
- Cela vaut déjà mieux que si ça ne tournait pas rond.

Non pas que le Supérieur n'eut pas d'humour, mais il ne souhaitait pas engager la discussion dans un mode humoristique. Il sentait que ça ne l'aurait pas mis à son avantage. C'était le terrain de l'Inférieur. Lui avait à sa disposition la force naturelle de son statut, ce qui, tout de même, devait suffire. Il misait sur l'austérité, ou l'autorité, il ne savait plus très bien. Sur le côté cérémonie officielle. On ne rit pas lors d'une cérémonie officielle, on sourit, à la limite. Pourtant, il sentait que plus il donnait dans l'officiel et l'autoritaire, et plus, paradoxalement, il s'engageait sur le terrain ennemi. Il fallait donc désarmer son adversaire par le sourire, tout en prenant soin d'éviter les tournures humoristiques. Sembler compréhensif pour le faire plier, c'était peut-être la bonne stratégie.



Il dit avec un certain sourire :
- Bon, je sens que la discussion n'avance pas.
- On échange des points de vue...
- Oui, on échange, mais personne ne fait un pas vers l'autre !
Il regretta assez vite, il s'était presque emporté. Il devait rester maître de lui-même.
- Je n'ai jamais espéré te convaincre, répondit l'Inférieur.
- Mais toi non plus tu ne veux pas comprendre mon point de vue !
- Je crois que j'ai compris. Ca n'est pas très compliqué.
- Mais je ne dis pas ça pour moi, tu sais, moi je m'en fous... (tout à sa stratégie, il avançait un pion)
- Tu fais tout ça pour moi ? demanda l'Inférieur, feignant faussement d'être touché.
- Qu'est-ce que j'ai à y gagner ? Pfeuh ! Oui, je dis cela parce que cela vaut mieux pour toi.
- Des menaces ?
- Je te plains.
- Moi aussi. Tu vois, on essaie de se comprendre. Mais ne t'inquiète pas pour moi, ça va très bien. Je sais que tu n'es pas le seul responsable de cette situation. On ne t'a pas donné grand-chose à monnayer. Ca ne doit pas être facile pour toi.

Le Supérieur fit mine d'être subitement sourd. La tournure que prenaient les choses n'était pas bonne. Il fallait abréger la conversation.

- Tu ne veux donc pas essayer de changer la situation ? Très bien, je le note sur ta fiche, dit-il avec une moue déçue. C'était sa dernière cartouche, la moue déçue. D'abord parce qu'il n'y en avait pas d'autres. Et puis c'était la dernière chronologiquement, car pour qu'elle fonctionne, il fallait surtout ne rien ajouter derrière.
- J'essaierai d'arriver avant 10h15, mais ça ne changera pas grand-chose, dit l'Inférieur pour l'obliger à ajouter autre chose.

Le Supérieur ajouta, mystérieux :
- Non, ça ne changera pas grand-chose.
- A la limite, je ne sais même pas si ça vaut le coup.
- Essaie quand même.
- D'accord.

L'Inférieur avait gagné trois mois, jusqu'à la prochaine fois. Visiblement, l'attaque était la meilleure défense. Il le notait, dans sa tête.

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